Mon Rose, par Raphaël

1er Lauréat du concours de nouvelles 2021

— Mes amis, rugit le Capitaine, mes amis ! Ecoutez !

Il ouvre ses grandes mains à la peau craquelée par les embruns, et les lève vers nous. Ces mains-là ont vu plus de tempêtes qu’il n’y a de coquillages sur les flancs du navire.

Dans l’équipage, les mines sont maussades, les épaules tombantes, les regards sombres. Les dernières semaines ont été bien éprouvantes. Mais le silence se fait. Le Capitaine retient ses mots quelques instants. Il sait nous tenir en haleine.

Devant ses pieds se trouve une demi-sphère, large d’un mètre, dont l’autre moitié est cachée sous la surface du pont. C’est un énorme cristal que nous nommons le Cœur. Grâce à l’énergie qu’il contient, le navire avance et la pompe tourne. Cette dernière recrache en permanence les litres d’eau qui s’infiltrent continuellement dans les cales, et qui remplissent peu à peu le navire. Sans la pompe, c’est le naufrage.

Seulement le Cœur est noirci et fissuré. Il n’alimente plus rien. Seul un misérable flux d’énergie s’en échappe encore, à peine suffisant pour empêcher la dérive du navire.

Le Capitaine prend la parole :

— Mes amis ! Demain est le Rose ! Demain l’énergie de l’Océan sera absorbée par le Cœur, et une fois de plus nous serons sauvés. La pompe et l’hélice fonctionneront à nouveau ! Et chaque jour nous rapproche de l’Ile n’oubliez pas, l’Ile… L’Océan nous aidera à nouveau. Je vous le promets…

Le Capitaine se tait. Ses mains se referment, et viennent se blottir dans les poches de sa vareuse.

Un vague applaudissement traverse les premiers rangs. Seuls les plus jeunes sont enthousiastes. Certains ne se rappellent pas de leur dernier Rose.

Les autres doutent. Depuis plusieurs jours déjà, le Capitaine a promis le Rose. Mais il n’y a que de l’océan bleu-noir à perte de vue. Le navire souffre. Dans les cales, l’eau nous arrive déjà jusqu’aux genoux. Si le Cœur ne se remet pas très vite à alimenter la pompe, les méduses géantes auront de la compagnie. Ou plutôt de la nourriture.

Moi, je ne doute plus. J’ai découvert le secret du Capitaine, mais je ne peux en parler à personne.

Je descends me coucher. C’est une vraie pataugeoire ici. Mon hamac n’est plus qu’à un pied de la surface de l’eau. Si elle monte encore… Mais à chaque jour suffit sa peine. Je tombe rapidement dans un sommeil lourd. Les craquements qui viennent de l’intérieur du Cœur me bercent.

 

—Le Rose ! Le ROSE !

Un cri strident me réveille en sursaut. Je me redresse comme un ressort et manque de faire basculer mon hamac. Un enfant aux cheveux de jais traverse le dortoir en bondissant dans l’eau. D’une voix surexcitée, il nous répète :

—Le Capitaine avait raison, le Rose est là ! Sauvés !

Évidemment, ai-je envie de lui soupirer. 

L’équipage s’est agglutiné à la proue. L’air est d’une pureté inouïe. Pas un nuage ne rompt le dégradé qui s’étire de l’horizon jusqu’au sommet du ciel. La lumière rasante du soleil naissant jette sur nos visages des ombres orangées.

Au loin, à quelques centaines de mètres, une tâche rose apparait à la surface de l’eau. Tous retiennent leur souffle.

Le cristal reprend déjà des couleurs. Les fissures qui parcouraient sa surface hier encore semblent déjà s’estomper. Le vrombissement du moteur se fait moins faible, et le navire accélère doucement.

Soudain, nous atteignons le Rose.

La lumière se met à ondoyer autour de nous, et nous nimbe d’un bleu doux. L’écume des vagues se teinte de nuances rose crème. L’océan sans fond vomit une nuée de paillettes, d’éclats blancs, qui montent vers la coque du navire.

C’est somptueux.

Malgré moi, je ressens un soulagement puissant devant la beauté du spectacle. Un bonheur brut, sauvage, euphorique, s’empare de l’équipage.

Je me retourne, m’approche du Cœur. Il s’est métamorphosé. La pierre noire et fissurée est devenue une gemme scintillante et translucide, dont la surface est agitée d’une sorte de frémissement rosé. Je pose ma main dessus. Il est tiède. Je ne peux retenir un sourire.

Un grondement formidable s’empare soudain du navire. C’est la pompe qui, alimentée de toute la puissance nouvelle du Cœur, vide les cales à une vitesse fulgurante. Ce soir, nous dormirons au sec.

J’entends le garçon aux cheveux jais chanter, en sautillant autour d’une fille brune et radieuse.

— Nous allons trouver l’Ile. Nous allons trouver l’Ile !

Le Capitaine s’approche à pas de loup, soulève le garçon dans ses bras, le fait tournoyer en l’air.

— Et oui petit, grogne-t-il. Le Cœur est rempli comme un soleil, l’Ile est à nous ! Elle se cache encore, mais plus pour longtemps.

J’ai envie de tirer le Capitaine par la manche, et de lui dire : «Je sais, moi. J’ai compris »

Les semaines qui suivent sont pleines de gaité. Chaque soir l’équipage danse et fête. La pêche est plus fructueuse que jamais, et les algues les plus tendres viennent se jeter dans nos filets.

Le navire avance à pleine allure, ainsi le moral est au plus haut. Ils sont tous convaincus que l’Ile n’est plus qu’à quelques mois de navigation, un an tout au plus.

Le Capitaine aussi est radieux… durant la journée. Le soir, quand la lune prend avec prudence la place du soleil, il s’assoit devant le Cœur, et plonge son visage entre ses grosses mains. Je le sais, car il m’arrive de m’allonger contre le bastingage pour observer les étoiles.

Le Capitaine n’a jamais remarqué ma présence. Mais cette nuit, il me semble plus abattu que jamais. Je crois même l’entendre pleurer. Alors prise d’une envie subite, je me lève, avance doucement dans son dos.

— Elena. Je me demandais quand tu allais oser, oiseau nocturne, murmure le Capitaine.

— Vous m’aviez vu ?

— Je suis maître de ce bateau depuis des décennies. Chacune de ses oscillations me parle.

Il m’invite à approcher.

— Ta compagnie silencieuse ne m’a jamais dérangée. Mais je suis curieux. Que veux-tu me dire ce soir ?

— Je… J’ai compris Capitaine.

Il lève vers moi de grands yeux aux prunelles noircies par la nuit. Son regard est indéfinissable.

— Tu as tout compris ?

— J’ai la tête dans les étoiles, quand les autres regardent l’horizon.

Il hoche la tête, puis me sourit.

— Tu es trop intelligente pour rester bêtement satisfaite, toi.

Je ne tiens plus :

— J’ai compris le mouvement du navire grâce à la position des constellations. Chaque fois que nous atteignons le Rose, nous sommes au même point. C’est-à-dire tous les trois ans. Nous n’atteindrons jamais L’Ile. Car… nous tournons en rond n’est-ce pas ?

Le Capitaine acquiesce.

— Oui…

Il hésite, cherche ses mots, et puis libéré soudainement d’un invisible bâillon, il se laisse aller :

— Le Rose n’est rien. Ça n’est pas la bénédiction de l’Océan.

Le Rose, c’est le sommet d’une montagne immergée, qu’on appelait le Mont Rose. Sa cime affleure la surface de l’Océan. La montagne, sous l’eau, est si froide que son sommet est couvert de glace. C’est ce qui la rend si belle quand le soleil du matin l’éclaire en diagonale. Tous les trois ans je ramène le navire ici, pour ce moment.

Je lui demande à mi-voix :

— Il n’y a même pas d’Ile alors ?

Ses mains se tordent. Il me semble presque honteux.

— Je n’en ai jamais vu.

— Mais alors à quoi rime tout cela ? Pourquoi ne pas rester éternellement au-dessus du Mont Rose ? Le Cœur serait alimenté en permanence. Le voyage n’a aucun sens.

— Tu n’as pas tout compris ma petite. Le Cœur ne tire pas son énergie du Rose. Il tire sa puissance des hommes qui habitent le navire. Quand le navire traverse le Rose, les hommes reprennent espoir, car ils croient que le Rose les sauve. C’est cela qui remplit le Cœur, leur espoir. Mais s’il n’y a plus d’Ile, alors l’espoir final disparait.

Je m’assois à côté de lui. Je ne peux y croire.

— Vous mentez depuis tant d’années ?

— Si je cesse de promettre, le navire coule. Si l’équipage ne croit plus à l’Ile, le navire coule.

— Capitaine… Qu’allez-vous faire de moi ? Si le secret s’ébruite…

— J’ai deux choix. Te jeter à l’Océan cette nuit serait le plus sage. Cela protègerait nos vies, ou bien…

— Ou ?

— Même le meilleur des capitaines doit prendre un jour sa retraite… Veux-tu apprendre à promettre Elena ?