Dérive, par Guillaume Valle

2ème Lauréat du concours de nouvelles 2021

Ce n’est pas toujours facile … Elle glisse sans cesse entre mes pensées. Jours et nuits elle s’invite, et sans trop d’égard, entrave mon cœur, ma tête, mon esprit. Je me livre corps et âme à ses vagues. Je me livre corps et âmes à ses envies, car corps et âmes ne sont plus rien s’ils ne sont pas siens. Elle, ne me donne guère. Ses voluptueuses courbes pour nourrir mes yeux, ses modestes souffles pour calmer nos adieux. Je ne rêve plus de sourire, plus de vivre, seulement de pouvoir la parcourir, encore et encore, sans cesse jusqu’à ne plus trouver aucune terre sur laquelle mes mains, mes yeux, mes pensées ne se seraient posés. J’avais connu des femmes, mais jamais n’en avais-je connu d’aussi mordante, d’aussi douce, d’aussi farouche et insatiable.

Non, non, non ! Il n’est pas question de regrets ici, d’abord qu’aurais-je à regretter ? J’ai, de temps à autres, le besoin de me livrer, pour expier la peine, un peu. C’est tout. Ne vous méprenez pas. Je l’aime, de tout mon cœur, et je crois qu’elle aussi m’aime profondément. Simplement, comme il arrive de se sentir seul dans la vie, il m’arrive de me sentir seul dans ses bras aussi. Je n’ose pas le lui dire, par peur de ses tempêtes lorsqu’elle s’énerve. Parce qu’elle est impétueuse, sans merci, belle de rage, parce qu’elle a pris mon cœur en esclavage. Mais écoutez seulement une fois sa voix chanter, écoutez-la vous souffler des mots venu d’un autre temps, chanter les échos de milliers de sages. Vous comprendrez alors, pourquoi je ne puis m’en séparer.

Son parfum frais et léger me rappelle celui de ma mère. Jamais ma mère n’a refusé de me porter lorsqu’un peu triste, je m’approchais d’elle, les bras tendus. Elle me hissait haut et fort, comme un monument. Elle plongeait son regard dans le mien en riant, puis me serrait contre sa poitrine. Alors, dans le creux tendre de sa nuque, je pouvais sentir les effluves marines de son parfum. Et aujourd’hui, lorsque je me retrouve allongé là, dans le creux de sa nuque, dans ses bras, dont les caresses coulent sur ma peau pour y laisser des traces de sel aux saveurs délicieuses d’envie, je me laisse porter par les parfums de mon enfance.

Je crois tomber malade, un peu plus, chaque jour. Mais elle est là, depuis 20 ans, et elle me berce de sa voix lorsque j’ai un peu froid. Souvent, je vis en elle comme pour elle et je lui appartiens, entièrement, complètement. Et peut-être suis-je un peu naïf, lorsqu’en échangeant quelques mots avec son regard, je me vois déjà habiter en son sein. Pourtant, elle me laisse parfois me hisser jusqu’à elle. Elle me laisse la toucher, lentement, précieusement, conscient de ces moments d’une délicate rareté. Et, à mesure que notre union, toujours plus profond, toujours plus lointain, se dessine en vagues dorées aux éclats enchantés, son buste se froisse, s’étire, s’allonge et se referme. Elle me laisse couler en elle. Elle recouvre mon corps, caresse mes fesses et ma poitrine frêle et abimée, répare mon cœur désordonné. Elle me laisse l’habiter et j’occupe chaque espace, chaque recoin, dans son être, dans son âme. Et dans le tambour fracassant de mon corps contre son corps, je jouis bruyamment de l’amour que j’ai pour elle.

J’étais encore jeune quand nous nous sommes rencontrés la première fois. Je venais de perdre ma mère… 20 ans déjà… Mon père ? Je ne sais plus, je ne l’ai pas revu depuis. Il me manque mais, vous savez, parfois il est des choses que l’on ne s’explique pas. Celle-ci, je ne me l’explique toujours pas. C’est comme si l’on avait glissé, lentement, millimètre par millimètre, sans trop le remarquer, sans trop le voir et soudain, Pam ! Vlan ! Plus rien. 20 ans passés. Disparus. À jamais. Sans laisser de traces. 20 longues années, sans rien, seulement elle, Océane. 


Alors oui, il m’arrive de pleurer la disparition de ma mère et l’absence de mon père. Oui il m’arrive d’être seul. Mais si personne n’avait crié. Si la tôle ne s’était pas froissée. Si le bateau ne s’était pas éventré et le radeau pas gonflé. Si mon père m’avait retrouvé et ma mère ne s’était pas noyée. Océane, jamais je ne t’aurais rencontré. Mais aujourd’hui, j’aimerais solennellement te demander, de me laisser dans tes bras me noyer, pour laisser mon vieux radeau dériver.