Au début des années 1960, l’augmentation du nombre d’étudiant·e·s dans les universités suisses et l’expansion des sciences de l’ingénieur poussent la Confédération à repenser ces institutions. A Lausanne, face à la croissance fulgurante des effectifs et à la vétusté de ses bâtiments au centre-ville, l’Université, qui comprend encore l’Ecole polytechnique, se voit contrainte de se mettre en quête d’un terrain sur lequel elle pourra élever une nouvelle cité universitaire. Tandis que la jeunesse mondiale milite pour une restructuration des systèmes politiques, institutionnels et académiques en place, à Lausanne, les étudiant·e·s souhaitent faire entendre leur voix dans la conception de cette future cité. Ce sont finalement les terres agricoles de Dorigny et d’Ecublens qui sont désignées pour imaginer celle-ci.
Les raisons du déménagement de l’Université
En 1962, dans un contexte de fort développement démographique, de réforme et de démocratisation des études, la Confédération met sur pied la Commission fédérale d’experts pour l’étude d’une aide aux universités, aussi appelée « Commission Labhardt » — car présidée par André Labhardt (1911-2003), professeur de langue et de littérature latine à l’Université de Neuchâtel. Dans son rapport publié en 1964, elle déclare qu’un soutien financier doit être accordé aux universités1. Quatre ans après ce constat, les Chambres fédérales entérinent un projet de loi sur l’aide aux universités.
C’est dans ce contexte que le Conseil d’Etat du canton de Vaud crée, en 1963, la Commission d’étude pour le développement de l’Université de Lausanne, appelée « Commission Faillettaz ». Il s’agit d’une commission extraparlementaire conduite par Emmanuel Faillettaz (1907-2003), le directeur du Comptoir suisse. Son rôle est d’évaluer les besoins futurs propres à l’Université et à l’Ecole Polytechnique de Lausanne (EPUL). Publié en février 1965, son rapport est sans appel : les locaux de l’Université de Lausanne (UNIL) affichent une vétusté flagrante. De plus, ceux-ci sont disséminés à travers la ville et il est impossible de les agrandir2. Il est urgent de repenser la structure en place et de chercher un site sur lequel pourront être construits de nouveaux bâtiments. Dans le cas de l’EPUL, les membres de la Commission Faillettaz estiment cependant qu’il ne serait pas nécessaire « de réédifier de toutes pièces une école polytechnique »3. Selon eux, ses locaux, qui se situent majoritairement sur le terrain des Cèdres à l’avenue de Cour, jouiraient d’infrastructures suffisamment récentes. Même si, à ce moment-là, le déménagement de l’EPUL n’est donc pas encore décidé, la Commission Faillettaz est toutefois chargée d’estimer la surface nécessaire à son développement. L’EPUL et l’UNIL quitteront finalement la ville toutes les deux.
Contestations estudiantines
La question du déménagement de l’Université s’inscrit aussi dans un climat de contestation estudiantine, alors qu’une nouvelle gauche émerge peu à peu en Suisse. A Lausanne et à Genève, le Mouvement démocratique des étudiants (MDE), créé en 1956 et actif jusqu’en 1964, regroupe entre 100 et 200 étudiant·e·s4. Il est fortement lié au Parti ouvrier et populaire (POP) de Lausanne, résolument empreint de l’idéologie trotskiste. Certaines des revendications majeures du MDE concernent l’ouverture des universités à toutes les classes sociales et l’encouragement d’un syndicalisme estudiantin5. Ainsi, depuis le début des années 1960 déjà, un petit groupe d’étudiant·e·s milite dans la cité vaudoise pour une réforme de l’enseignement et pour une représentativité des étudiant·e·s au sein des organes universitaires. Leurs idées sont diffusées notamment dans les pages des Voix universitaires, le journal mensuel de l’Union des étudiants lausannois (UEL).
La quête d’un nouvel espace pour l’Université et l’EPUL
Après avoir recensé les besoins futurs de l’Université et de l’EPUL, la Commission Faillettaz détermine les critères essentiels quant au choix du site6. La proximité géographique des deux écoles en est un. Plusieurs lieux sont étudiés : le terrain de Vennes et celui des Grangettes, au nord-est du centre-ville, ainsi que les propriétés Larguier des Bancels et Bugnon, au nord-ouest7. Toutefois, leur superficie se révèle insuffisante et ces terrains sont finalement écartés.
La Commission envisage également deux autres secteurs : les terrains de l’exposition nationale de 1964, à Vidy, et le site de la Blécherette. Si les premiers présentent des avantages non négligeables quant à leur emplacement, leurs dimensions et leur proximité avec l’EPUL, la Municipalité lausannoise a alors déjà des projets d’aménagement de cette zone. Le second, quant à lui, est bien trop éloigné des locaux de l’EPUL. A cela s’ajoute la question du déménagement de l’aérodrome, qui est plus qu’incertain. Seul le site de Dorigny-Ecublens semble promettre un « ensemble cohérent »8.
Les atouts de Dorigny et d’Ecublens
Le choix de la Commission Faillettaz se porte donc sur le site de Dorigny et d’Ecublens, qui s’étend sur les communes d’Ecublens, Chavannes-près-Renens, Saint-Sulpice et, pour une petite partie, Lausanne. Cet espace possède la superficie nécessaire à la construction des bâtiments de l’UNIL et de l’EPUL et offre également des possibilités d’extension vers l’ouest9. En outre, la Confédération et la Commune de Lausanne y détiennent déjà une surface de 29 hectares10. La Commission estime qu’avec l’achat de terrains supplémentaires, ce lieu serait en mesure d’accueillir le nouveau centre universitaire. En 1965, le Conseil d’Etat accorde un crédit pour l’acquisition de parcelles additionnelles et met sur pied la Communauté de travail pour la mise en valeur des terrains de Dorigny. Emmanuel Faillettaz en est à nouveau le responsable. Sa mission est « d’établir le programme de la future université, d’élaborer les plans directeurs […] [et de] préparer les propositions pour la suite à donner aux études en vue de la réalisation »11.
Dans son rapport présenté au Conseil d’Etat, avec l’appui de Maurice Cosandey12, directeur de l’EPUL de 1963 à 1969, la Communauté de travail se positionne en faveur d’un déplacement intégral de l’Université et de l’Ecole polytechnique. A l’ouest de Lausanne, le site de Dorigny, dont la topographie est vallonnée, convient davantage à la construction de l’Université13. Non loin de là, un peu plus à l’ouest, le site d’Ecublens, dont le relief est plat, apparaît tout à fait adéquat pour accueillir les bâtiments de l’EPUL14.
Les dirigeants des communes concernées acceptent l’amputation de leur juridiction territoriale pour permettre la construction de la nouvelle structure15. Cependant, ils émettent des exigences. À l’heure des protestations estudiantines et bientôt des soubresauts de Mai 68, la cité universitaire ne devra pas contenir de logements : d’éventuels bastions révolutionnaires ne sont pas les bienvenus sur ces terres16. De plus, puisque les étudiant·e·s ne paient pas d’impôts, ils ne présentent aucun intérêt économique. Les communes rejettent aussi toute obligation de mise en place d’infrastructures à leurs frais et refusent toutes charges d’exploitation17.
L’harmonisation des plans directeurs de l’EPUL et de l’Université
Lors de l’élaboration des plans directeurs, la question du passage de l’EPUL aux mains de la Confédération est en cours de discussion. La Communauté conçoit donc deux plans distincts : un pour l’Université et un pour l’Ecole polytechnique. Il est toutefois essentiel que les deux soient harmonisés. Les architectes chargés de les concevoir, Guido Cocchi (1928-2010) pour l’Université et le professeur Pierre Foretay (1922-2017) pour l’Ecole polytechnique, doivent prendre en compte les interrelations entre l’Université et l’EPUL au niveau de l’enseignement, de la recherche et des services communs (foyers-restaurants, centrale thermique, terrain de sport, etc.)18. Le Sénat et la Commission universitaires s’engagent à assurer une liaison continue entre les deux structures. Géographiquement parlant, c’est la faculté des sciences naturelles qui doit servir de point de rencontre entre l’Université et l’EPUL ; des voies d’accès et de circulation doivent être pensées collectivement20.
La Communauté se positionne nettement contre la formule du « campus » à l’anglo-saxonne, c’est-à-dire un lieu où les étudiant·e·s dorment et travaillent à la fois, ce qui les empêcherait d’intégrer la vie lausannoise21. Craignant d’être coupé·e·s de la ville, les intéressés·e·s de même ne souhaitent pas voir la construction de logements à l’intérieur de la cité universitaire. La Communauté prévoit l’aménagement de maisons d’étudiant·e·s hors de l’enceinte de l’université, bien qu’à proximité de celle-ci, notamment dans la région du quartier de la Bourdonnette22.
L’implication des étudiant·e·s
Les étudiant·e·s lausannois·e·s revendiquent depuis 1966 un droit de regard sur la réalisation de la nouvelle université. La question du déménagement apparaît pour eux comme l’occasion idéale de réfléchir à la refonte du système académique en place. Cela leur permet de participer à cet « immense travail de création »23. Or, leur implication se trouve rapidement confrontée au manque d’intérêt des autorités académiques et des architectes à les inclure dans l’entreprise. Très vite, la communauté estudiantine s’indigne contre les projets d’avancement proposés.
Dans le numéro de Voix universitaires de mai 1967, ses représentant·e·s soulèvent plusieurs problèmes inhérents à la conception de la nouvelle université et à ses rapports avec l’EPUL. Les principaux sont les visions radicalement différentes des deux plans directeurs et l’absence de coordination entre le bâtiment des sciences de l’UNIL et ceux de l’EPUL24. Lors d’une séance de présentation d’avancement des travaux organisée par les architectes en date du 10 avril 1967, l’indifférence des autorités face aux revendications estudiantines révolte les étudiant·e·s.
En mai 1968, les plans directeurs ne laissent toujours pas transparaître l’intention d’unifier les bâtiments25. L’ivresse du changement emporte cependant les étudiant·e·s lausannois·e·s. Enflammés par les événements mondiaux, ils descendent manifester, le 13 mai 1968, dans les rues de la ville. Afin de calmer les ardeurs, le Rectorat ouvre la discussion. Les étudiant·e·s peuvent désormais siéger au sein des différentes commissions en charge du projet de Dorigny. Mais le passage de l’EPUL à la Confédération, l’abandon subséquent du plan directeur de Pierre Foretay et la mise au concours de la réalisation des bâtiments de l’EPFL semblent les avoir ensuite définitivement écartés du projet.
La cité universitaire d’hier à aujourd’hui…
Le 1er janvier 1969, l’EPUL passe officiellement aux mains de la Confédération et devient l’EPFL. Les autorités fédérales regrettent que les plans directeurs de l’EPUL n’aient pas été soumis à un concours et rejettent donc la proposition de Pierre Foretay (1922-2017), professeur d’architecture à Lausanne. Tandis que le premier bâtiment de l’Université, le collège propédeutique, actuel Amphimax, est inauguré en 1970, il faut attendre 1973 pour que soit posée la première pierre du nouvel édifice de l’Ecole polytechnique.
Depuis, la cité universitaire offre à ses usager·ère·s l’environnement vert des rives du Léman, ainsi que des locaux spacieux. Il existe aujourd’hui entre les deux écoles des échanges intellectuels – l’offre de cours des sciences humaines et sociales à l’EPFL et sa réciproque scientifique à l’UNIL – et administratifs entre les différentes commissions académiques qui lient les deux institutions. Mais s’il existe des voies d’accès entre eux, la proximité et la coordination des deux sites continuent à peu se refléter dans le contact entre les étudiant·e·s.
L’expansion des sites de l’Université et de l’Ecole polytechnique n’a pas cessé depuis mais a beaucoup évolué. Cinquante ans après les mouvements soixante-huitards et la décision prise de déménager hors de la ville, la cité universitaire devient peu à peu le « campus » dont on voulait se prévenir. La campagne de Dorigny et les terres d’Ecublens semblent désormais prêtes à héberger, de jour comme de nuit, leurs étudiant·e·s.
Isa Carvalho Rocha (EPFL, architecture) et Julie Clotilde Ruppen (UNIL, histoire de l’art)
Crédits iconographiques
Archives de la construction moderne, EPFL, Fonds Jakob Zweifel (ACM)
Service des ressources informationnelles et archives de l’Université de Lausanne, Bibliothèque cantonale et universitaire, Lausanne (UNIRIS/BCU)
Archives cantonales vaudoises, Fonds Claude Nicod (ACV)
Olivier Robert (éd.), De la cité au Campus. 40 ans de l’UNIL à Dorigny, Berne, Peter Lang SA, 2011 (Robert, 2011)
Université de Lausanne, Unibat, Service des bâtiments et travaux, URL : https://www.unil.ch/unibat/fr/home/menuinst/nos-champs-daction/projets-en-cours/vortex.html (unil.ch/unibat) Dorigny 40, 40 ans d’UNIL à Dorigny, URL : https://www2.unil.ch/dorigny40 (Dorigny 40)
Notes
1. Rapport de la Commission fédérale d’experts pour l’étude d’une aide aux universités (du 29 juin 1964), publié par le Département fédéral de l’intérieur, Berne, s. n., p. 3.
2. Rapport de la Commission d’étude pour le développement de l’Université de Lausanne, s. l., s. n., 1965, p. 59.
3. Ibid., p. 36.
4. Damir SKENDEROVIC et Christina SPÄTI, Les années 68 : une rupture politique et culturelle, trad. de l’allemand par Ursula Gaillard, Lausanne, Editions Antipodes, 2012, p. 40.
5. Ibid.
6. Rapport de la Commission d’étude pour le développement de l’Université de Lausanne, op. cit., p. 7.
7. Ibid., p. 56.
8. Ibid.
9. Ibid., p. 60.
10. Ibid., p. 12.
11. Rapport de la Communauté de travail pour la mise en valeur des terrains de Dorigny et plan directeur, s. l., s. n., 1967, p. 7.
12. Entretien avec Sébastien Oesch, 22 mai 2019.
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Sébastien Oesch, Histoire du Campus, EPFL, URL : https://www.epfl.ch/labs/lab-u/fr/page-144598-fr-html/page-144666-fr-html/page-144686-fr-html/page-144694-fr-html/page-144695-fr-html/, consulté le 19 avril 2019.
16. Ibid.
17. Ibid.
18. Rapport de la Communauté de travail pour la mise en valeur des terrains de Dorigny et plan directeur, op. cit., p. 8.
19. Ibid.
20. Ibid., pp. 8-9.
21. Ibid., pp. 21-22.
22. Ibid., p. 22.
23. B. KNOBL, «Qu’est-ce que le projet de Dorigny ?», Voix Universitaires, vol. 16 Lausanne, no 10, avril 1966, p. 3, Archives UNIRIS no 3B9523.
24. M.-C. STUCKY, «Que pense l’AGE de Dorigny ?», Voix universitaires, vol. 17, no 4, mai 1967, pp. 4-5, Archives UNIRIS no 3B9523.
25. Groupe d’étudiants socialistes de Lausanne,«Quo vadis, Dorigny ?», Voix Universitaires, vol. 21, no 3, avril 1968, p. 6, Archives UNIRIS no 3B9523.
Premiers bâtiments: le site avant l’EPFL
Il y a soixante ans, les paysans locaux labouraient encore leurs champs de maïs, de colza ou de blé sur les terrains de Dorigny et d’Ecublens.
Premiers bâtiments: le concours d’architecture
Le projet du bureau Zweifel + Strickler + Associés sera désigné lauréat du concours: un système en grille régulière susceptible de s’étendre à grande échelle au gré des besoins.
Premiers bâtiments: l’audiovisuel pour l’enseignement
Le déménagement de l’école dans les années 1970 coïncide avec d’importantes réflexions sur l’usage des moyens audiovisuels dans la pédagogie universitaire.