Les premiers bâtiments de l’EPFL sont achevés en 1984, après dix ans de travaux. Cette première étape de construction, réalisée par les architectes zurichois Zweifel + Strickler + Associés, suscite de multiples réactions. Marquées souvent par l’incompréhension, les critiques qui en sont faites influencent fortement l’élaboration de la deuxième étape. Envisagée dès 1979, elle va de pair avec une révision radicale du plan directeur initial. Confiée cette fois à un cabinet suisse romand, elle se déploie en rupture avec l’uniformité architecturale imposée par le bureau zurichois, brisant l’orthogonalité de la grille originelle par l’introduction d’une diagonale. Le décalage entre les ambitions de la première étape et sa réception mène, à l’époque, à un jugement sévère qui mérite d’être réévalué.
Le paradoxe de la première étape de construction de l’EPFL : la forme de la ville, sans son contenu
A l’occasion de la construction de la première étape, tous les bâtiments de l’ancienne Ecole polytechnique de l’Université de Lausanne (EPUL), dispersés jusqu’alors dans le centre-ville, sont regroupés sur le site agricole d’Ecublens. Bien qu’il soit localisé à la campagne, le projet du bureau Zweifel + Strickler + Associés (ZSA) annonce le déploiement d’une « ville » capable de « se développer au fur et à mesure de l’évolution des conditions sociales, constructives, de l’enseignement ou de la recherche »1. La mise en place d’un système modulaire, basé sur une grille d’axes cardinaux, participe au caractère urbain du complexe bâti.
Jakob Zweifel introduit par ailleurs un concept novateur de circulation sur deux niveaux, qui prolonge l’espace public, telle une rue urbaine. Tous les bâtiments sont reliés par un axe piétonnier principal, orienté est-ouest, qui dessert de part et d’autre les entrées respectives des départements. Cette distribution exclut la hiérarchie entre les facultés et renforce leurs échanges. Au niveau 2, le passage en terrasse est dimensionné de manière à assurer un flux continu de piétons, tout en proposant des espaces extérieurs communs.
Contrairement aux architectes, les représentants de la Commune d’Ecublens et de la Ville de Lausanne sont réticents à l’implantation en campagne d’une micro-ville universitaire. Cette méfiance provient en partie de la crainte d’éventuels rassemblements d’étudiant·e·s contestataires dans le contexte agité de Mai 68. Le différend politique quant à l’implantation de l’EPFL à Ecublens provoque un retard dans l’installation de services sur le campus : les transports en commun, les parkings, les magasins, les logements et les espaces collectifs manquent ou sont insuffisants.
Les avis des usager·ère·s de l’Ecole Polytechnique sur sa relocalisation en périphérie de la ville sont mitigés. La proximité du lac et des terrains de sport est certes séduisante, mais « cette situation excentrique par rapport à la ville équivaut à un isolement social et culturel entériné par l’assiduité au travail et les temps de trajets »2.
Le ressenti des usager·ère·s à leur arrivée à l’EPFL dès 1978
Un décalage entre la circulation imaginée par les architectes et l’appropriation réelle des lieux par les utilisateur·trice·s se fait sentir dès leur arrivée sur le site. Le surdimensionnement des axes de passage et leur répartition sur deux niveaux diluent le flux des piéton·ne·s. Il en résulte un sentiment de vide. L’absence d’une entrée principale et le système de circulation inhabituel incitent les utilisateur·trice·s à prendre des chemins alternatifs aux axes majeurs.
Les personnes rejoignent donc leur lieu de travail en privilégiant des accès secondaires, raccourcis et à l’abri des intempéries. Il en résulte une raréfaction des rencontres qui participe à cette atmosphère ascétique. De plus, l’insuffisance de panneaux signalétiques contribue à la désorientation des visiteur·euse·s et donne l’image d’une école introvertie, car « un peu trop repliée sur sa grande mission »3.
L’esthétique extérieure des bâtiments de l’EPFL lui confère un caractère futuriste. Les modules métalliques des façades ont été choisis pour leur expressivité matérielle et leur fonction autonettoyante. Pour certaines personnes, ils véhiculent une image moderne et novatrice, qui est représentative de la nouvelle Ecole polytechnique. Pour d’autres, « ce monstre d’aluminium »4 insuffle une ambiance inhospitalière et monotone. De plus, la combinaison de matériaux tels que le béton et le métal, qui habillent également l’intérieur des bâtiments, produit une apparence prétendument froide et anonyme.
Les architectes souhaitent faire de la nouvelle école une « référence institutionnelle unifiante »5 , en regroupant les personnes des diverses facultés en un même lieu. Les locaux communs, tels que les cafétérias, sont peu présents dans l’école. Leurs généreuses dimensions permettent toutefois d’accueillir les utilisateur·trice·s de tous les départements. Mais les étudiant·e·s et les collaborateur·trice·s expriment le désir de s’identifier à leur propre institut. Par l’ajout de mobilier, de plantes et d’objets personnels, ils ont recours à divers aménagements pour domestiquer ces espaces impersonnels. La naissance de cafétérias « officieuses », par exemple, témoigne de cette pratique d’appropriation collective par département.
La deuxième étape : rupture avec les premiers bâtiments et évolution vers la diversité
En 1977, quatre ans après le début des travaux de la première étape et avant même l’arrivée des premier·ère·s étudiant·e·s à Ecublens l’année suivante, la direction de l’EPFL lance le projet de la deuxième phase de construction. Le plan directeur est considérablement révisé à la suite de négociations difficiles entre les représentants de l’EPFL et Jakob Zweifel. Les deux parties parviennent finalement à s’entendre. Le nouveau plan directeur constitue l’élément central du cahier des charges des participants au concours d’idées de 1979, portant sur la conceptualisation de la deuxième étape. Les bureaux d’architecture concurrents sont exclusivement vaudois, à la différence des compétiteurs pour la première étape, recrutés à l’échelle nationale.
Cette fois, les opinions des usager·ère·s sont prises en compte pour la définition et la rédaction du programme du concours. Intégrées à la deuxième version du cahier des charges, les critiques émises accentuent les tensions déjà existantes entre les représentants de l’EPFL et le bureau ZSA. Quatre demandes de changement majeur sont actées : la remédiation aux problèmes d’orientation, en rabaissant le niveau principal de circulation à l’étage +1 ; la création d’un lieu de rencontre commun, où la vie étudiante pourrait se cristalliser et se développer ; la reconnexion des bâtiments de l’EPFL avec leur environnement ; l’exploitation des ressources de l’énergie solaire passive, selon le souhait de la maîtrise d’ouvrage.
Les lauréats du concours sont Bernard Vouga et ses associés Jean-Pierre Cahen et Michel-Robert Weber, du bureau Vouga & Réalisations scolaires et sportives (VRS). Ils sont désignés pour établir le plan d’ensemble de la deuxième étape de construction. Celui-ci contraste radicalement avec les principes originaux établis par le bureau zurichois. La structure en peigne des bâtiments est conservée, mais une rotation à angle droit par rapport à l’axe principal du plan directeur initial est effectuée. Ce pivotement offre aux nouveaux bâtiments une orientation idéale pour la captation d’énergie solaire, en plus de se positionner en rupture radicale avec la grille de Zweifel.
La majorité des lots de constructions sont attribués au bureau VRS, mais d’autres bureaux d’architecture vaudois sont également mandatés. L’homogénéité de la première étape est rompue par l’architecture individualisée de chacun des bâtiments. Cette diversité formelle facilite autant l’orientation sur le site que l’appropriation par les utilisateur·trice·s de leur environnement de travail respectif.
Pour remédier au manque d’animation et d’espaces de rencontre, Bernard Vouga réalise l’Esplanade. Cette surface plane bétonnée de 2660 m2 est conçue comme une place centrale. Elle relie les bâtiments des deux premières étapes et devient un nœud de cohésion et de rassemblement universitaire. En partant de ce lieu polarisant, l’architecte introduit un nouvel axe principal de circulation, nommé la Diagonale. Pivotée à 45°, elle marque la rupture avec la rigidité du modèle cartésien établi lors de la première étape.
Le projet de la première étape répond aux besoins pratiques d’une école polytechnique : des locaux spacieux, appropriés à la recherche scientifique, et des équipements à la pointe de la technologie. Le projet de la deuxième étape remédie au manque d’animation et de diversité architecturale, avec l’introduction de l’Esplanade, de la Diagonale et la distinction des bâtiments selon les facultés. Cette rupture avec l’uniformité de la première étape entraîne le début de l’individualisation des bâtiments du campus, qui s’intensifie au fil des constructions. Le Rolex Learning Center, conçu par le bureau d’architecture japonais de renommée mondiale SANAA, est un exemple manifeste de cette évolution vers l’hétérogénéité.
Les bâtiments modernes de la première étape, implantés sur la plaine d’Ecublens, apparaissent en 1984 comme isolés et introvertis. Ils sont difficilement intégrés au contexte rural environnant. Par la suite, les multiples extensions d’édifices autonomes se regroupent autour d’eux pour former un véritable complexe universitaire. La première étape se redéfinit. Son échelle devient adaptée aux besoins actuels des usager·ère·s, toujours plus nombreux, alors que son identité se rapproche de celle imaginée par Jakob Zweifel : le fragment d’une ville.
Laura Ardizzone (EPFL, architecture), Joséphine Bouvet (EPFL, architecture), Héloïse Fuselier (EPFL, génie civil)
Pour la version longue des entretiens d’Yves Pedrazzini et de Sébastien Oesch:
Crédits iconographiques
Archives cantonales vaudoises (ACV) Médiathèque EPFL
Notes
1. Pierre-Alain CROSET, « Dorigny : la question théorique de l’architecture », Habitation : revue trimestrielle de la section romande de l’Association suisse pour l’habitat, vol. 51, no 11, 1978, p. 3.
2. Michel BASSAND, Geneviève CORAJOUD, Yves PEDRAZZINI et Roger PERRINJACQUET, L’Adéquation d’un édifice public : le cas de l’Ecole Polytechnique Fédérale à Ecublens, Lausanne, EPFL, Institut de recherche sur l’environnement construit, août 1985, p. 145.
3. Anne MANCELLE, « EPFL-ECUBLENS : la première étape inaugurée », 24 Heures, 21 avril 1978, p. 17.
4. M. C. B., « EPFL… Des nouvelles du grand déménagement », Journal et feuille d’avis de Renens, 23 mai 1979, p. 8.
5. Michel BASSAND, Geneviève CORAJOUD, Yves PEDRAZZINI et Roger PERRINJACQUET, op. cit., p. 76.
Premiers bâtiments: les hautes écoles hors de la ville
Au début des années 1960, l’augmentation du nombre d’étudiant·e·s dans les universités suisses et l’expansion des sciences de l’ingénieur poussent la Confédération à repenser ces institutions.
Premiers bâtiments: circuler dans l’EPFL
La variété des espaces offerts au fil des différents parcours reproduit au sein de l’école la richesse des cheminements d’une ville.
Premiers bâtiments: signalétique et logo
Au sein de l’école comme au-delà, plusieurs graphistes vont marquer de leur empreinte le visage de l’EPFL au fil de ses cinquante premières années.