Ursula Schmocker-Willi et Jakob Zweifel collaborent à la conception paysagère de la première étape de l’EPFL, où ils donnent une large place à la végétation. Ils définissent deux types d’aménagement de la nature : des plantations contrôlées et géométriques pour les jardins et les cours intérieures ; une végétation plus libre autour de l’édifice. Il s’agit pour eux de construire un morceau de ville au milieu des champs, mais aussi de prendre en compte l’environnement préexistant du bois de la Sorge, en étendant sa verdure jusqu’au cœur du nouveau complexe. Dans les cours, le dialogue entre la paysagiste et l’architecte, ingénieur forestier de formation, s’exprime dans l’entremêlement des plantes grimpantes et des structures métalliques. Leur approche est novatrice : la nature et l’architecture ne sont plus simplement juxtaposées, elles cohabitent pleinement.
Stratégies paysagères
Le lieu choisi pour l’implantation de la nouvelle Ecole Polytechnique se situe à l’ouest de la ville de Lausanne parmi de larges parcelles agricoles de la commune d’Ecublens. Le projet de l’EPFL, qui s’étend sur un site de soixante hectares, soulève l’enjeu de construire un morceau de ville à la campagne. Cette intervention d’envergure requiert des réflexions et des mesures inhabituelles de la part de l’architecte paysagiste zurichoise Ursula Schmocker-Willi afin d’insérer et d’articuler finement les édifices dans ce milieu agraire1. Son approche paysagère se décline à plusieurs échelles, depuis la gestion du périmètre général d’implantation jusqu’à la conception de fines structures métalliques qui viennent accueillir la nature dans les cours.
Au nord du site, le bois qui borde la rivière de la Sorge est un élément environnant fondamental. L’architecte paysagiste cherche à le mettre en valeur en le densifiant et en le faisant pénétrer dans le campus par la création d’amples allées arborisées longeant les voies d’accès à l’école. Cet agencement végétal génère une figure en peigne qui se dresse perpendiculairement au développement horizontal des bâtiments et constitue alors l’identité paysagère de l’EPFL : la nature existante n’est pas exclue, mais au contraire renforcée et enrichie par des plantations additionnelles d’espèces indigènes.
Le dessin des bâtiments est rythmé par une alternance entre des salles de travail et des cours intérieures qui se déclinent en deux catégories. Les cours récréatives prennent place entre les auditoires : elles se caractérisent par des gradins bordés de grands bacs qui accueillent la croissance libre de variétés d’espèces végétales régionales, telles que des buissons, des plantes grimpantes ou rampantes2. Les cours privées, quant à elles, se situent à l’intérieur des départements, à ciel ouvert, et se distinguent par des structures métalliques colonisées librement par des plantes grimpantes, telles que de la vigne, des clématites ou des hortensias. Cet agencement est pensé comme une alternative à la plantation d’arbres, puisqu’il produit une expression volumétrique tout en s’affranchissant de la croissance difficilement contrôlable de ceux-ci3.
De manière similaire, les terrasses qui bordent l’axe de circulation horizontal supérieur de l’édifice sont ponctuées par des bacs. La végétation y pousse sans l’utilisation d’antiparasite, ce qui permet à un écosystème de se développer authentiquement4. Les supports contrastent alors avec la nature qui y croît librement. A la belle saison, la couleur vive des fleurs fait écho aux façades du niveau supérieur, teintées d’orange, de rouge ou de jaune ; la plus grande partie des bâtiments est cependant revêtue de tôle d’aluminium, dont les propriétés réfléchissantes varient sensiblement selon la lumière et l’heure de la journée.
La végétalisation de l’école est ainsi principalement faite de plantes grimpantes ou rampantes se développant librement. Toutefois, à l’origine, les architectes projetaient également de semer de gazon les vastes surfaces planes des toits. Cela aurait facilité l’intégration visuelle de l’édifice dans l’environnement rural et réduit le problème de réverbération de la lumière5.
La collaboration Schmocker-Willi/Zweifel
Le dialogue de l’architecture et de la nature, jouant du contraste comme de l’enchevêtrement, est omniprésent dans le projet. Il se décline à différentes échelles. Au niveau de l’implantation et de la volumétrie générale de l’ensemble, les architectes semblent se libérer de toute volonté d’harmonisation avec le contexte environnemental pour affirmer la fonction propre de l’école. Les édifices forment alors une limite claire avec l’environnement naturel du bois de la Sorge. A l’échelle des bâtiments, les structures métalliques portantes et les bacs minéraux renforcent la frontière entre l’architecture régulière et la nature laissée sauvage, tout en intégrant cette dernière dans le bâti. Ce riche dialogue entre les deux univers témoigne de la sensibilité des interventions de l’architecte paysagiste. La relation complémentaire entre le monde végétal et le bâti se lit jusque dans le partenariat noué entre les architectes du bureau Zweifel + Strickler + Associés et Ursula Schmocker-Willi : dans un article publié dans la revue Anthos, elle décrit leur collaboration comme très intense6.
L’architecture paysagère d’après-guerre et le projet de l’EPFL
D’après Jean-Pierre Le Dantec7, le contexte d’après-guerre en Europe est la période de l’urbanisme triomphant. Le territoire est réorganisé pour permettre une exploitation industrielle de ses ressources et les villes s’étendent pour pallier la crise du logement. Le paysagisme est marginalisé au nom du fonctionnalisme et d’une application désincarnée de la Charte d’Athènes. La notion même de « jardin » tend à disparaître pour faire place au concept plus vague d’« espace vert ». Cependant, les approches paysagères des architectes modernes et la prise en compte du jardin ressurgissent dans les projets architecturaux des années 1960. Ce renouveau réactualise la question de la perception du parc comme un espace de « nature régulière » ou, à l’opposé, de « nature sauvage ».
Lors de l’essor de l’architecture moderne au début du 20e siècle, les architectes prônent l’extension de la géométrie pure de leurs bâtiments aux jardins. Dans cette approche, dite de « nature régulière », la composition paysagère suit une trame stricte dans la tradition des jardins à la française : la grille des chemins de gravier découpe les parterres recouverts d’herbe ou de fleurs ; du mobilier de béton aux formes simples est disposé à intervalle régulier, il complète l’agencement du jardin. L’organisation rationnelle de ce dernier permet, face à l’augmentation du prix des terrains, d’optimiser sa surface sans lui porter préjudice. Les toitures-terrasses elles-mêmes se présentent comme des pièces à ciel ouvert et s’inscrivent dans le prolongement du jardin.
A l’opposé, l’approche dite de la « nature sauvage » est une vision défendue notamment par Le Corbusier. Les formes irrégulières des plantes mettent en valeur par contraste les lignes pures des bâtiments : l’opposition entre la silhouette des édifices et celle du paysage est radicale. Le jardin de la toiture-terrasse invite ici à la contemplation de la nature sauvage environnante.
Prolongeant les idées des années 1960, Jakob Zweifel et Ursula Schmocker-Willi ont combiné ces deux visions : à l’intérieur de l’enceinte délimitée par les bâtiments, la nature est traitée à la française, alors qu’à l’extérieur, elle est plutôt représentative d’une tradition à l’anglaise. La végétation et l’architecture ne sont plus juxtaposées, mais elles s’entremêlent. L’architecture se laisse alors coloniser par la nature sans toutefois perdre de sa rigueur.
Ursula Schmocker-Willi a utilisé la même approche lors de l’extension Nord II de l’hôpital universitaire de Zurich (1990-1993). C’est une conception qu’elle développe dès sa formation, aux côtés de Verena Dubach notamment, une pionnière de l’architecture paysagère suisse, puis au cours de ses voyages. Elle raconte volontiers la sensation qu’elle a eue face à une pergola de 300 mètres couverte de lierre lors d’une visite dans l’arrière-pays lucernois8. Ce souvenir marquant peut se lire dans nombre de ses projets. Il illustre fidèlement le thème central de son travail, celui de l’imbrication des espaces architecturaux et des espaces naturels plus ouverts.
Le thème de l’entremêlement de la nature et de la structure architecturale est ainsi traité à toutes les échelles dans le projet de l’EPFL et contribue à donner à l’école une identité forte. Pour marquer le lancement du chantier, Maurice Cosandey choisit d’ailleurs symboliquement de planter un arbre9. Néanmoins, les architectes de la deuxième et de la troisième étape de construction de l’école (la Diagonale du bureau Vouga & Réalisations scolaires et sportives et les bâtiments BM, BP et SG des architectes zurichois Schnebli, Ruchat-Roncati, Ammann et Menz) ne suivront pas la voie ouverte par leurs prédécesseurs, allant jusqu’à exclure la végétation de certaines parties. Aujourd’hui, force est de constater que l’approche paysagère choisie pour les derniers aménagements en date s’éloigne à son tour des préceptes mis en place par Zweifel et Schmocker-Willi en revenant à une approche plus ornementale de la nature. Ce constat est renforcé par les souvenirs de Sébastien Oesch qui regrette l’allée de Savoie et son étendue de gazon, surface libre qui annonçait l’entrée sud du complexe10. Comme elle, les terrasses et les cours végétalisées de la première étape étaient faites pour accueillir le va-et-vient, les rencontres, les pauses et les activités de générations d’étudiants et de chercheurs : un paysage vivant.
Gilles Caron et Aureliano Ramella (EPFL, architecture)
Crédits iconographiques
Archives cantonales vaudoises, Fonds Claude Nicod (ACV)
Archives de la construction moderne, EPFL, Fonds Jakob Zweifel (ACM)
Médiathèque EPFL
Notes
1. Jakob ZWEIFEL et Pierre SIMOND, « La première pierre était un arbre », Gazette de Lausanne, 19 octobre 1984, p. 2.
2. Ibid.
3. Gabi LERCH, « ’Un métier, un art une passion’: Porträt einer eigenwilligen, unprätentiösen und verantwortungsbewussten Gestalterin », Anthos, vol. 48, no 3, 2009, p. 57.
4. Jakob ZWEIFEL et Pierre SIMOND, op. cit.
5. ZWEIFEL + STRICKLER + ASSOCIES, « Systématisation de la construction », in Implantation à Ecublens de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne : planification et avant-projet. Etat décembre 1972, EPFL, Bureau de planification, 1972, p. 18.
6. Gabi LERCH, op. cit., p. 56.
7. Jean-Pierre LE DANTEC, Le sauvage et le régulier, art des jardins et paysagisme en France au XXe siècle, Paris, Le Moniteur, 2002, p. 163-170.
8. Gabi LERCH, op. cit., p. 57.
9. « L’EPFL s’est mise au vert », Tribune — Le Matin, 5 novembre 1975, s. p. 10. Entretien avec Sébastien Oesch, le 22 mai 2019.
Il y a soixante ans, les paysans locaux labouraient encore leurs champs de maïs, de colza ou de blé sur les terrains de Dorigny et d’Ecublens.