A coup d'annonces pleine-page, Solar Impulse nous promet que les technologies propres peuvent "résoudre le changement climatique" (sic). Il y a urgence puisque sur la page faisant face à cette annonce dans Le Temps de hier on apprend que la saison des ouragans 2015 a battu de nombreux records: l'ouragan le plus puissant jamais enregistré, le plus grand nombre d'ouragans de force majeure, pour la première fois trois ouragans soufflant simultanément sur le Pacifique, etc.
Le message de Solar Impulse est simple et lénifiant: positiver! Au lieu de faire peur et de demander des efforts, "démontrons au contraire que chacun peut maintenir, voire améliorer son niveau de vie grâce à des technologies propres, peu coûteuses et accessibles, tout en réduisant l'impact de son mode de vie sur l'environnement". "La lutte contre le changement climatique permet d’ouvrir de nouveaux marchés industriels, favorisant la croissance économique, les créations d’emplois et la réalisation de profits". Dommage que notre Parlement a vu cette annonce trop tard, sinon il n'aurait peut-être pas enterré le projet du Conseil fédéral d'un tournant vers l'économie "verte".
Fondamentalement, le message que nous adresse l'avion solaire est juste: nous préférons les messages positifs (quoique le succès des partis qui brandissent la menace des réfugiés ou de l'islamisation suggère que ces messages sont aussi entendus). L'économie aime les cadres légaux clairs et prévisibles (cela permet à certains de les contourner plus facilement) et les perspectives de nouveaux marchés et de croissance (y compris cette partie de l'économie qui vit des énergies fossiles). Les entrepreneurs aiment que le politique les traite comme des partenaires et leur fasse confiance, donc que la réglementation soit incitative plutôt que contraignante, misant sur les mesures volontaires et leur accordant de longs délais d'ajustement (pendant lesquels ils pourront continuer sur la voie du business as usual).
Le progrès technique peut-il "résoudre le changement climatique"? Il existe une façon simple de le savoir, l'équation de Kaya. Il s'agit d'une décomposition de l'évolution des émissions de CO2 qui met en évidence les contributions de la croissance démographique, de l'augmentation des niveaux de vie (mesurés par le PIB par habitant) et de l'intensité en CO2 de notre activité économique et de prospérité (mesurés ensemble par le PIB). Depuis 1990, les émissions mondiales de CO2 ont augmenté de 2,1% par an en moyenne. Sur cette croissance, 1,3% est dû à la croissance démographique et un autre 1,3% à l'augmentation des niveaux de vie. Ces deux facteurs auraient donc fait augmenter les émissions de 2,6% si l'intensité en CO2 du PIB n'avait pas baissé au rythme moyen de 0,5% par an. C'est cela que le progrès technique, sur lequel compte Solar Impulse, a permis d'obtenir.
D'ici 2050, il faut que les émissions mondiales de CO2 soient divisées par deux au moins pour avoir une bonne chance de stabiliser le réchauffement à moins de 2°. Cela signifie une décroissance de 1,7% par an. Or, il est prévu que la population continue de croître, de 0,7% par an en moyenne. Il est aussi prévu, et même souhaité, que les niveaux de vie augmentent, après tout il y a encore beaucoup de monde qui vit dans des conditions très difficile. La prévision, c'est que le PIB mondial par habitant augmente de 1,7% par an, ce qui le ferait doubler d'ici 2050. On prévoit donc environ 2,5% de croissance du PIB mondial et autant de croissance pour les émissions de CO2 si l'intensité en CO2 du PIB ne diminue pas, alors que ces émissions devraient baisser de 1,7%. Pour y arriver sans stopper ni la démographie ni la croissance économique (restons positifs), il faut que l'intensité en CO2 du PIB mondiale baisse de 4,1% par an en moyenne. Je rappelle qu'elle a baissé au rythme de 0,5% ces vingt dernières années. Il faut donc accélérer le progrès technique d'un facteur huit. Pas n'importe lequel, celui qui permet de réduire l'impact de notre mode de vie sur les émissions de CO2, pour paraphraser Solar Impulse.
Ces calculs sous-estiment le défi pour au moins deux raisons. La première est appelée "effet de rebond" (rebound effect). De nombreuses études montrent que la moitié environ du gain d'efficacité énergétique est annulée par le fait que nous profitons des économies qu'il nous apporte pour consommer plus. Nos voitures deviennent plus grandes et lourdes à mesure qu'elles consomment moins de carburant, nos maisons deviennent plus spacieuses à mesure qu'il coûte moins de les chauffer, nous pouvons prendre toujours plus souvent l'avion et pour des destinations plus lointaines à mesure que le kérosène renchérit moins les billets, etc. Le deuxième facteur qui amplifie le défi c'est l'effet de verrouillage (lock-in effect). Des sommes considérables ont été investies et sont encore investies chaque jour dans le monde pour construire des centrales électrique à charbon, des pipelines, des raffineries, et pour trouver de nouvelles réserves d'énergie fossiles, forer de nouveaux puits, ouvrir de nouvelles mines. Tous ces investissements sont perdus si on décarbonise nos économies. Pour cette raison, ils n'entrent plus dans le calcul des coûts de production de ces secteurs de l'économie, ce qui les rend encore longtemps concurrentiels par rapport aux énergies et technologies propres. De plus, leurs propriétaires se battent par tous les moyens pour empêcher la décarbonisation.
Solar Impulse peut continuer de planer doucement dans les airs et nous faire rêver, mais c'est sur le terrain qu'il faut se battre pour sauver la planète et l'humanité.