Vouloir désinvestir des industries des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel) alors que nous avons importé pour 8,9 milliards de francs de ces énergies en moyenne chaque année de 2000 à 2016 (OFEN, Statistique globale de l'énergie 2016, tab. 41), cela fait penser à ces hommes politiques qui entretiennent une maîtresse tout en prônant les valeurs familiales. Ceux qui appellent cela de l'hypocrisie n'ont pas tort et ils n'hésitent pas longtemps avant de brandir cet argument contre tout appel au désinvestissement.
Examinons cet argument de plus prêt. Admettons qu'il soit effectivement "logique" ou "cohérent" ou simplement "honnête" de participer au financement d'une production dont nous profitons aussi. Est-ce vraiment ce que la place financière suisse fait? On va voir que ses investissements dans l'industrie des énergies fossiles dépassent en réalité de loin notre propre consommation de ces énergies.
Prenons, pour commencer, la Banque Nationale Suisse. Dans ses tentatives désespérées pour freiner la hausse du franc suisse contre les autres monnaies de référence, elle a acheté des quantités astronomiques de ces monnaies. Son bilan au 31 décembre 2017 affichait pour 790 milliards de francs de monnaies étrangères, qui sont placées pour l'essentiel dans les marchés financiers des pays correspondants. Les Artisans de la transition ont fait analyser par ISS-Ethix ses placements en actions aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et dans quelques autres entreprises européennes. Seul le placement de 92 milliards de francs a pu être reconstitué. Sur cette somme, 7,4 milliards de francs sont investis dans l'industrie fossile. En calculant les émissions de gaz à effet de serre dues à l'énergie de ces entreprises et en les multipliant par la quote-part de la BNS à leur capitalisation boursière, ISS-Ethix a estimé que la BNS avait financé pour 30 millions de tonnes de CO2eq en 2017. En comparaison, les émissions de gaz à effet de serre liées à l'énergie de la Suisse se sont montées à 37,5 millions de tonnes de CO2eq en 2016 (inventaire OFEV).
En d'autres termes, avec 7,4 milliards de francs, soit 9,3% de son immense portefeuille financier, la BNS finance à elle seule 80% de la production d'énergie fossile consommée en Suisse. Même s'il s'agit de la partie la plus intensive en carbone de son portefeuille, le reste profite aussi à des degrés divers à l'industrie fossile, notamment via les actions d'entreprises productrices d'énergie fossile d'autres pays et les obligations de nations "pétrolières".
La BNS n'est évidemment pas la seule institution financière suisse détenant des placements à l'étranger. South Pole Group a examiné pour le compte de l'Office fédéral de l'environnement comment étaient placés 280 milliards de francs gérés par des fonds de placement suisses en actions (ce montant représente 80% de ces fonds). 4,6% de cet argent sont investis dans des actions d'entreprises de l'industrie fossile. Avec la même méthode que pour la BNS, on peut associer des émissions de gaz à effet de serre de quelques 52 millions de tonnes CO2eq par année à ces investissements.
Il y a encore d'autres acteurs importants du marché financier – les caisses de pension, les assurances, les fonds AVS et Assurance accident, etc. Eux tous détiennent des portefeuilles, pour un total de 824 milliards de francs (fin 2016), qui comprennent également beaucoup de titres d'entreprises de l'industrie fossile. Ils contribuent eux aussi à financer la production d'énergie fossile.
Les données sont encore trop lacunaires pour évaluer l'investissement total de la place financière suisse dans l'industrie fossile, mais il est clair qu'elle finance au moins trois fois et probablement plutôt six fois la production de l'énergie fossile consommée en Suisse. Alors d'accord, pas d'hypocrisie, acceptons de financer la production des énergies fossiles que nous consommons, mais pas plus que cela. Il faut donc immédiatement diviser par six nos investissements dans le secteur des énergies fossiles. Ensuite il faudra continuer de réduire ces investissements à mesure que nous abaisserons notre consommation d'énergie fossile, jusqu'à un désinvestissement total vers le milieu du siècle. La première chose à faire est de désinvestir complètement de l'industrie du charbon, puisque la Suisse n'en utilise pratiquement pas.